Crabe Yéti: On a trouvé l’abominable crabe des mers
- Benjamin Phillips
- 18 mars 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 mars 2024
Blanc, couvert de poils et vivant près des seules poches de chaleur dans les profondeurs glaciales des abysses océaniques, la découverte du crabe Yéti Kiwa hirsuta a captivé l'attention du monde entier et fait couler l’encre de la presse internationale.

Credit photo: ifremer: Fifis Alexis, Ifremer (2005). Galathée yéti, un habitant des profondeurs abyssales. Ifremer. https://image.ifremer.fr/data/00569/68091/
Dans l’obscurité abyssale règne le silence d’une production primaire absente, incapable de se développer dans le froid glacial et l’immense pression des abysses, forçant la vie d’ici-bas à dépendre des retombées organiques venues des eaux moins profondes qui tombent comme une fine neige biologique. Pourtant, dans ce vaste désert, un bruit vient rompre le silence : les vibrations infernales d’une machine en action, les cris stridents de longues vapeurs noires s’échappant des grandes cheminées défiant les profondeurs, et les mille voix de l’oasis de vie qui se développe à ses pieds; les cheminées hydrothermales. De grandes tours d'où jaillissent des flux de sulfure, d’hydrogène et de méthane, un festin pour les bactéries chimioautotrophes qui s’en nourrissent sans avoir besoin de lumière pour vivre, ainsi que pour leur prédateur sorti des légendes : le crabe yeti.
C’est sur une de ces cheminées, lors d’une mission de recherche à bord du navire de recherche Atlantis en 2005, qu’une équipe de chercheurs français, espagnols et américains découvrent une colonie d’un nouvel animal : le crabe Kiwa Hirsuta, une espèce de crustacés appartenant au même infra-ordre que les bernards-l’hermite mais ayant une physiologie et une génétique si différente qu’on a créé une nouvelle famille taxonomique pour les classer : celle des kiwaidae, les “homards poilus” (1).
Le nom donné à cette nouvelle espèce n’a pas été choisi au hasard: “kiwa” est le nom d’une divinité maori gardienne de l’océan Pacifique, et fait référence au lieu de la première découverte du crabe, et “hirsuta” (dérivé du latin “hirsutus” signifiant “poilu”) évoque ses longues soies blanches recouvrant ses bras qui ne lui servent non pas à se maintenir au chaud, mais à y cultiver un jardin de bactéries chimioautotrophes (2), c’est-à-dire des bactéries se nourrissant du méthane et autres composés chimiques qui abondent dans les vapeurs bouillantes rejetées par les cheminées hydrothermales proches desquelles le crabe Yéti a élu domicile (3).
Après cette découverte, une succession de nouvelles recherches apparaissent dans la presse scientifique : on filme une deuxième espèce de yétis en 2011, Kiwa puravida, en train de “danser” pour brasser l’eau chaude autour de ses bras afin de favoriser la croissance des bactéries (2), puis une troisième espèce en 2015, Kiwa tyleri, dans l’océan austral, vivant entre des courants d’eaux glaciales et les fluides hydrothermaux bouillonnants à plus de 300 degrés.
Des crabes yétis dansent pour stimuler la croissance des bactéries sur leurs bras
source: Kiwa puravida at Mound 12, Costa Rica demonstrating the rhythmic waiving of its chelipeds https://doi.org/10.1371/journal.pone.0026243.s001
Cette fluctuation extrême de température influence largement le comportement des crabes kiwas et selon leur âge ou leur sexe, ces crabes se positionnent stratégiquement par rapport à la source de chaleur. Les mâles les plus imposants n'hésitent pas à s'aventurer au plus près de l’ouverture de la cheminée pour exposer leur bactéries à une plus grande source de vapeur afin de répondre à leur plus grand besoin de nourriture au risque de subir d’importantes brûlures et de perdre quelques poils dans la bataille (4, 5). Les femelles prennent également des risques : elles s'éloignent de la cheminée pour assurer le bon développement de leurs œufs, les exposant ainsi aux prédateurs et les privant de leur principale source de nourriture (5). Mais cette décision courageuse n’est pas sans but, car elle permet aux centaines de larves de se disperser très loin dans la colonne d’eau et de relever un défi crucial pour assurer la survie des crabes yétis dans les profondeurs abyssales.
En effet les Kiwas se sont tant spécialisés dans la colonisation des cheminées hydrothermales, qu’il n’y a que dans ces environnement qu’ils peuvent survivre (on les appelle donc des espèces endémiques à l’environnement hydrothermal), alors comment s'assurer que ses descendants puissent se développer sur ces habitats rares, pouvant se trouver à des milliers de kilomètres l'un de l'autre ?
Les femelles répondent à ce problème en pondant des centaines d’oeufs qui se dispersent dans l’océan au gré des courants pour un voyage qui peut durer plus de 18 mois afin que ces oeufs aient une chance de se retrouver par hasard sur une autre cheminée sur laquelle ils pourront s'y développer et commencer leur nouvelle vie de colon fraîchement éclos. Cette extraordinaire longévité s’explique du fait que les larves des kiwas (celles de l’espèce tyleri) sont lécythotrophes (4): qui, comme les œufs de poule, se nourrissent des réserves d’énergie contenues dans leur oeufs sans besoin d’interagir avec l’environnement extérieur. Ainsi, seule une toute petite partie réussira à retomber sur une autre cheminée, un processus qu’on a observé dans l’océan austral où deux colonies de crabes à plus de 5000 kilomètres l’une de l’autre partageaient un lien direct de parenté (6).
Sources:
Macpherson E, Jones W, Segonzac M. Macpherson, Enrique & Jones, William & Segonzac, Michel & Segonzac, Jones. (2005). A new squat lobster family of Galatheoidea (Crustacea, Decapoda, Anomura) from the hydrothermal vents of the Pacific-Antarctic Ridge. Zoosystema. 2005 Dec;14(4).
Thurber AR, Jones WJ, Schnabel K. Dancing for food in the deep sea: Bacterial farming by a new species of Yeti Crab. PLoS ONE. 2011 Nov 30;6(11). doi:10.1371/journal.pone.0026243
Thatje S, Marsh L, Roterman CN, Mavrogordato MN, Linse K. Adaptations to hydrothermal vent life in Kiwa Tyleri, a new species of Yeti crab from the east scotia ridge, Antarctica. PLOS ONE. 2015 Jun 24;10(6). doi:10.1371/journal.pone.0127621
Marsh L, Copley JT, Tyler PA, Thatje S. In hot and cold water: Differential life‐history traits are key to success in contrasting thermal deep‐Sea Environments. Journal of Animal Ecology. 2015 Mar 2;84(4):898–913. doi:10.1111/1365-2656.12337
Roterman CN, Copley JT, Linse KT, Tyler PA, Rogers AD. The biogeography of the Yeti Crabs (Kiwaidae) with notes on the phylogeny of the chirostyloidea (decapoda: Anomura). Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences. 2013 Aug 7;280(1764):20130718. doi:10.1098/rspb.2013.0718